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Le monitoring : le défi discret du réseau électrique

Monitoring

En mars dernier, le Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC) a lancé un appel à candidatures pour développer une plateforme nationale de données pour le secteur de l’électricité. L’ambition est claire : faciliter les échanges d’informations entre les acteurs du secteur, offrir aux consommateurs un accès direct à leurs données, et soutenir la transformation digitale du réseau.

Cette initiative s’inscrit dans une évolution déjà amorcée. En effet, les consommateurs ont aujourd’hui le droit de demander l’accès aux données issues de leurs compteurs intelligents s’ils en sont équipés. Demain, ces informations seront accessibles de manière centralisée, standardisée et sécurisée, grâce à cette plateforme unique à l’échelle nationale. Mais que changera concrètement ce nouvel outil pour les gestionnaires de réseau de distribution (GRD) ? Comment monitorent-ils aujourd’hui le réseau électrique ? Et comment ces pratiques évoluent-elles ? Éléments de réponse avec Vincent Métrailler, responsable Opérations Données et Metering chez Romande Energie. 

L'essentiel en 3 points :

1

Le monitoring évolue pour faire face à un réseau électrique plus complexe et décentralisé.

2

Le croisement des outils et des données ouvre la voie à de nouvelles solutions plus anticipatives et optimisées.

3

S’inspirer d’autres domaines, comme la météo, permet d’imaginer de nouvelles perspectives pour le monitoring.

Hier : un suivi local, partiel, souvent manuel 

Pendant longtemps, le monitoring des réseaux électriques s’est appuyé sur des outils spécialisés mais cloisonnés, dont le plus connu est le SCADA (Supervisory Control and Data Acquisition). Utilisé de longue date par les GRD, ce système permet de superviser en temps réel l’état du réseau à partir de capteurs déployés sur le terrain. Le SCADA collecte diverses données, telles que tension, courant, fréquence, état des équipements, qui sont ensuite centralisées dans un centre de contrôle. Là, les opérateurs peuvent visualiser l’état du réseau, détecter des anomalies et, si nécessaire, intervenir à distance : ouvrir un disjoncteur pour sécuriser une installation électrique, isoler une ligne en cas de travaux ou redémarrer un poste de transformation électrique.

« Avant, le SCADA était utilisé uniquement pour la supervision en temps réel et était limité à certains points spécifiques du réseau », explique Vincent. « Le comptage officiel, lui, servait exclusivement à la facturation de l’énergie, sans aucune valorisation opérationnelle, ni lien avec la topologie du réseau. » Autrement dit, les données de comptage, c’est-à-dire les données de consommation issues des compteurs électriques, restaient sous-exploitées.  

Ce monitoring, orienté réseau, était suffisant car le système électrique était centralisé. L’électricité était en effet produite dans de grandes centrales et distribuée aux consommateurs via le réseau, utilisé de manière unidirectionnelle. Du côté des clients, la consommation était relativement prévisible et stable. Cette vision globale et partielle permettait ainsi d’assurer un fonctionnement fiable. 

Aujourd’hui : un monitoring de plus en plus intelligent

Ces dernières années, le monitoring a évolué rapidement, porté par la digitalisation, l’essor de l’IoT (Internet des objets) et le déploiement progressif des compteurs intelligents. Contrairement aux anciens compteurs, relevés généralement une fois par an par un technicien, ces nouveaux dispositifs enregistrent automatiquement la consommation toutes les 15 minutes et transmettent les données chaque jour. Cette transformation s’est d’autant plus accélérée avec l’Ordonnance sur l’approvisionnement en électricité (OApEl) qui impose aux GRD d’équiper 80 % de leur clientèle régulée avec des compteurs intelligents d’ici fin 2027.

Pour autant, « le SCADA reste l’outil principal de supervision, mais les données de comptage autrefois réservées à la facturation, commencent à être exploitées à des fins opérationnelles », précise Vincent. « Elles permettent des analyses ponctuelles des courbes de charge ou de calculs réseau », c’est-à-dire des analyses de flux électriques pour vérifier l’équilibre du réseau, éviter toute surcharge, et anticiper la consommation pour l’approvisionnement.

Ce croisement entre données techniques et données de consommation client devient d’autant plus important que le réseau est de plus en plus décentralisé. Avec la transition énergétique, et en particulier l’essor du photovoltaïque, les flux peuvent remonter des foyers vers le réseau. Les consommateurs deviennent producteurs, et leur profil de consommation évolue, notamment parce qu’ils autoconsomment une partie de leur production, réduisant ainsi leurs besoins électriques en provenance du réseau. Le réseau doit désormais assurer stabilité et flexibilité dans un environnement où chaque point peut tour à tour consommer et injecter de l’énergie.

Désormais, ces données de comptage servent aussi à la planification des renforcements du réseau. « Elles sont intégrées dans des réflexions à moyen terme, pour la planification des renforcements. Les premiers croisements entre mesures, topologie et modèles réseau permettent de mieux outiller les décisions techniques », poursuit Vincent.

Ce changement de paradigme ouvre la voie à un réseau plus intelligent. On ne se contente plus de surveiller, on commence à analyser, simuler, et envisager des réponses ciblées, premiers pas vers un réseau pilotable. Une évolution d’autant plus nécessaire que l’intégration massive des énergies renouvelables en Suisse nécessitera, selon une étude mandatée par l’Office fédéral de l’énergie (OFEN) fin 2022, une forte expansion des réseaux de distribution. L’étude chiffre les investissements nécessaires à plusieurs dizaines de milliards de francs suisses, selon les scénarios considérés. 

Demain : vers l’automatisation et l’anticipation

Croiser les données techniques et les données de comptage constitue une première étape, mais le monitoring de demain devra aller encore plus loin. Le réseau devient de plus en plus sollicité, bidirectionnel et difficile à modéliser finement. Chaque point du réseau, en particulier en basse tension (BT), peut désormais être à la fois consommateur et producteur. Dans ce contexte, il ne s’agira plus seulement d’observer, mais bien d’anticiper des scénarios complexes.

Aujourd’hui, les modèles de simulation sont relativement performants en haute (HT) et moyenne tension (MT), mais restent encore peu précis en BT. Or, c’est justement à ce niveau que les défis apparaissent déjà : production solaire, bornes de recharge électrique ou encore pompes à chaleur se multiplient dans les quartiers résidentiels, avec des effets locaux parfois imprévisibles et des risques de congestion.

Dans ce contexte, « une exploitation intégrée et dynamique des données SCADA, comptage et topologie ouvrira de nouvelles perspectives » explique Vincent. « Cette approche permettra notamment d’anticiper des congestions et d’activer potentiellement des scénarios de flexibilité ». Autrement dit, lorsqu’une surcharge locale sera détectée, il sera possible d’agir de manière ciblée sur certaines charges pilotables, comme des systèmes de chauffage ou des infrastructures de recharge de véhicules électriques non essentielles. Ce type d’intervention contribuera à soulager temporairement le réseau sans perturber les usages prioritaires. Ce n’est qu’en dernier recours, si les marges de flexibilité sont insuffisantes, qu’un délestage temporaire, par exemple d’un quartier, pourrait être envisagé pour garantir la stabilité du système. C’est aussi dans cette logique que certains GRD adaptent déjà leurs pratiques, par exemple en rendant obligatoire le raccordement de certains équipements (e.g., pompes à chaleur, bornes de recharge, chauffe-eau, onduleurs) aux relais des compteurs intelligents. L’objectif : favoriser une gestion plus fine et plus réactive, en prévision des évolutions à venir.

Vincent souligne également que le pilotage du réseau devra être renforcé, via notamment « une optimisation en temps réel du réseau et des décisions opérationnelles proactives ». Il ne s’agira plus uniquement de réagir à un incident, mais d’adopter une posture plus anticipative, en s’appuyant sur des outils capables de prendre en compte l’évolution des charges et des injections en continu. Cette anticipation est importante pour optimiser les décisions techniques et limiter les interventions lourdes. Finalement, l’un des objectifs majeurs sera « l’évitement de renforcements coûteux en valorisant mieux l’existant, pour un réseau plus agile, durable et économiquement responsable vis-à-vis des clients », comme le résume Vincent.

Dans cette dynamique, la future plateforme nationale de données, dont la mise en service est prévue début 2027, apportera aussi de nouvelles possibilités. Si elle n’introduit pas de nouveaux outils directement pour des gestionnaires de réseau comme Romande Energie, elle permettra par exemple de produire des bilans consolidés à l’échelle d’une commune ou d’un canton, et surtout d’offrir un terrain de jeu pour des prestataires tiers, qui pourront développer des services innovants sur la base de ces données standardisées. 

Inspirons-nous de nos voisins

Pour imaginer le monitoring de demain, pourquoi ne pas lever les yeux du secteur électrique et regarder ce qui se fait ailleurs. D’autres domaines confrontés à une forte incertitude ont déjà adopté des approches prédictives avancées. Prenons l’exemple de la météo. La prévision météorologique repose sur des systèmes très sensibles aux conditions initiales, où une petite variation peut fortement changer le scénario final. Le fameux effet papillon, que Bénabar nous a rappelé en chanson.

Pour limiter cette incertitude, les météorologues utilisent des modèles d’ensemble. Le principe : lancer une multitude de simulations en parallèle en modifiant à chaque fois légèrement les données de départ. Cela permet ensuite d’attribuer une probabilité à chaque scénario, plutôt que de ne miser que sur une seule prévision. Transposer cette approche au monde de l’énergie prend tout son sens. Les sources renouvelables sont elles aussi fortement dépendantes des conditions météorologiques. Une modélisation probabiliste permettrait ainsi de mieux anticiper la variabilité de la production, d’adapter le réseau à des scénarios de charge différents, et de prendre des décisions plus éclairées face à l’incertitude.

Cette logique d’anticipation technologique n’est pas théorique : elle est déjà à l’œuvre dans des initiatives ambitieuses comme Destination Earth, le projet européen de création d’un jumeau numérique de la terre. Alimenté par des données en temps réel, il vise à simuler l’impact des politiques publiques, des événements climatiques ou des comportements humains. À terme, des plateformes similaires, dit jumeaux numériques, pourraient soutenir la gestion des systèmes énergétiques, en intégrant des prévisions météorologiques plus fines, en simulant des scénarios à différentes échelles, et en connectant les données pour un pilotage plus fluide et plus fiable du réseau.

Le mot de la fin

Le domaine de l’énergie évolue aujourd’hui vers plus de décentralisation, plus de variabilité, plus de digital. Pour accompagner cette transformation, le monitoring est devenu un outil indispensable. La technologie progresse (vite), les données se multiplient, et les exemples inspirants, qu’ils viennent du monde de l’énergie ou d’ailleurs, montrent la voie. Reste à construire les outils, interconnecter les systèmes, et développer les compétences. Gardons cependant en tête que l’intelligence du réseau ne réside pas uniquement dans ses capteurs ou ses algorithmes, elle dépendra aussi de notre capacité collective à valoriser les données existantes et à faire des choix éclairés, au service d’un réseau plus agile, plus durable, et mieux préparé aux défis de demain. 


En tant que source d'information, le blog de Romande Energie offre une diversité d'opinions sur des thèmes énergétiques variés. Rédigés en partie par des indépendants, les articles publiés ne représentent pas nécessairement la position de l'entreprise. Notre objectif consiste à diffuser des informations de natures différentes pour encourager une réflexion approfondie et promouvoir un dialogue ouvert au sein de notre communauté.

Marine Cauz
Rédigé par Marine Cauz · Experte indépendante

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