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« Les architectes doivent apprendre à se passer des artifices énergétiques »

Architecture climatique

Pour Philippe Rahm, architecte et professeur, il est grand temps de réapprendre à bâtir des ouvrages en se réappropriant des savoir-faire clés en matière de confort et d’efficience. Car autrefois, avant l’industrialisation et l’ère pétrolière, on construisait des habitats de manière à profiter des atouts naturels et structurels pour se rafraîchir ou se réchauffer. Éclairage.

L'essentiel en 3 points :

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Avant le paradigme architectural et constructif actuel, l’astuce dont faisaient preuve les ingénieurs et les architectes permettait de construire des ouvrages adaptés aux conditions climatiques pour optimiser la génération naturelle et structurelle de chaleur et de fraîcheur. On appelle ce courant l’architecture climatique. 

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Ces savoir-faire se sont perdus, notamment suite à l’industrialisation et l’ère pétrolière, en favorisant le recours à ces moyens énergétiques au détriment de l’architecture climatique.

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Plusieurs projets témoignent cependant d’un regain d’intérêt pour cette approche qui, dans le contexte environnemental et énergétique actuel, (re)devient plus qu’essentielle.

 

Chaque été, la même question refait surface de plus en plus tôt et de plus en plus longtemps : comment mieux supporter les vagues de chaleur toujours plus intenses ? Sous l’effet du dérèglement climatique, les aspects liés au confort de nos logements sont en effet rediscutés. Selon Météo Suisse, 2024 a d’ailleurs été l'année la plus chaude jamais enregistrée à l’échelle globale. Installer une climatisation pour se rafraîchir en été ou allumer le chauffage durant la froide saison semble la réponse la plus logique. Pourtant, avant que le réseau électrique et les énergies fossiles ne soient intégrés à l’équation architecturale, on bâtissait autrefois dans une approche climatique. Plus concrètement, il s’agissait de construire des habitats de manière à utiliser des atouts environnementaux et structurels dans l’optique de proposer le meilleur confort thermique possible à leurs occupants.

Architecture climatique

Exemple : en intégrant des plafonds hauts et des ouvertures stratégiques dans les ouvrages, l’air chaud est évacué naturellement. Autrefois, les impostes au-dessus des portes ou les coupoles italiennes des dômes remplissaient ce rôle. Une approche simple, basée sur le bon sens et des principes structurels et naturels, qui s’applique aussi au choix des matériaux. Privilégier la pierre ou la terre dans le but de stocker la fraîcheur nocturne et de limiter la surchauffe diurne illustre cette approche. À l’inverse, le bois, sans masse thermique, emmagasine la chaleur. De même, les sols en marbre ou en carrelage, des plus courants dans les ouvrages bâtis en région méditerranéenne, favorisent le rafraîchissement des intérieurs.

Architecture climatiqueÀ Matera, les maisons troglodytes tiraient parti de la roche pour un confort thermique naturel — sans énergie artificielle.

Façades recouvertes de peinture blanche, rues ombragées, stores, moucharabiehs (balcon en avant-corps, muni d'un grillage, fréquent dans l'architecture arabe), géothermie et puits canadiens - qui captent la fraîcheur souterraine - ou encore principe des maisons troglodytes (maisons dans des cavernes ou enterrées, voir photo ci-dessus) constituent autant d’exemples supplémentaires témoignant des différentes manières d’appliquer une approche architecturale climatique, dont la Suisse devra s’inspirer pour décarboner son parc bâti. Dans ce sens, la prise en compte du contexte est essentielle dans l’urbanisme, l’idée étant notamment de bâtir en harmonie avec les éléments naturels, en concevant une ville selon les vents, un immeuble selon la lumière du soleil et la circulation de l’air, etc. Pour mieux comprendre cette approche, nous avons posé nos questions à Philippe Rahm, pionnier de l’architecture climatique.

Trois questions à Philippe Rahm, l'architecte du climat auteur de l’ouvrage Climatic Architecture

Philippe Rahm propose des solutions architecturales innovantes, tant pour améliorer le confort thermique en période de canicule que pour réduire la consommation énergétique en hiver. Son concept d’« architecture climatique » séduit à l’échelle internationale, des universités américaines prestigieuses aux projets urbains de Milan et Taïwan. Originaire du canton de Vaud, Philippe Rahm conçoit des bâtiments en intégrant les phénomènes météorologiques. Professeur à la Haute école d’art et de design de Genève, il nous dévoile les enjeux de son approche face aux défis du changement climatique. Rencontre avec un pionnier du bâti durable.

Philippe Rahm

Les principes de l’architecture climatique sont-ils applicables en Suisse, où les variations de température entre la saison estivale et la saison hivernale s’avèrent conséquentes ?

Oui. L’architecture climatique consiste en effet à pouvoir être applicable aussi bien dans un contexte de températures basses que de températures élevées. Dans sa définition première,  elle se focalise cependant davantage sur la problématique du chaud. La réflexion sur le sujet consistant à dire que, durant l’hiver, il est toujours possible de s’emmitoufler, alors qu’en été il arrive un moment où on ne peut plus lutter contre les températures élevées. Certaines anciennes habitations helvétiques ont d’ailleurs été bâties dans cette optique, avec des portes matelassées que l’on allège en été, des fenêtres que l’on double en hiver ou encore des tapisseries que l’on dispose au gré des saisons. En considérant la problématique du dérèglement climatique, le défi causé par les fortes chaleurs représente par ailleurs un enjeu certain, surtout en milieu urbain.

Comment bâtir pour optimiser la fraîcheur et la chaleur des espaces intérieurs en Suisse sans trop recourir aux artifices énergétiques ?

L’idée consiste à concevoir un ouvrage en fonction des phénomènes thermiques qui caractérisent le bâti. Pour prendre un exemple simple, on sait que l’air chaud s’élève naturellement. Pour favoriser la fraîcheur dans les pièces en été, il est donc conseillé de construire des hauts plafonds. En considérant l’usage d’un bâtiment sur l’année, on a également intérêt à favoriser les pièces fraîches en bas et les pièces chaudes en haut, puisque des écarts de températures naturels vont se créer entre ces niveaux. Il est également possible de jouer sur la circulation de l’air. En orientant un bien d’une certaine manière pour profiter des conditions de vent et en bâtissant de façon à créer des courants d’air, on va pouvoir exposer plus ou moins certaines pièces à cette circulation. Cette conception implique d’adopter une vision organique des ouvrages, dans laquelle un bien est considéré dans son ensemble plutôt que de prévoir des installations de production de chaleur ou de fraîcheur individuellement dans chacune des pièces. En Tunisie, certaines villes situées à proximité d’oasis sont par exemple bâties de manière à reproduire cette approche à l’échelle urbaine. En orientant les rues de façon à ce que l’air frais en provenance de l’oasis y circule, tandis que des brisures et des coudes empêchent l’air chaud de s’y engouffrer.

Quelle sensibilité à ces enjeux observez-vous au sein des milieux académiques suisses et internationaux dans lesquels vous enseignez ?

La prise de conscience est clairement là depuis trois ans environ. Désormais, presque toutes les écoles et universités consacrent une partie de leur cursus aux enjeux durables liés à l’acte de bâtir, avec des différences et des spécificités selon les institutions. Du côté des étudiants c’est d’ailleurs une demande claire, ayant notamment été revendiquée en France durant les grèves estudiantines qui se sont déroulées il y a quelques années.
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Et demain, en Suisse ?

L’architecture climatique, loin d’être une utopie rétrograde, s’impose aujourd’hui comme une réponse essentielle aux défis climatiques et énergétiques actuels. Elle valorise une intelligence constructive oubliée, qui mobilise les ressources naturelles, les matériaux locaux et les principes physiques simples pour assurer le confort thermique, été comme hiver.

En Suisse, plusieurs atouts plaident en faveur de son développement : une tradition bâtie riche, notamment dans les régions alpines, où les constructions locales témoignent déjà d’un savoir-faire climatique ancestral, une prise de conscience croissante dans les milieux académiques et professionnels, et un intérêt marqué des nouvelles générations d’architectes pour des pratiques durables et responsables. De plus, le pays bénéficie d’une diversité climatique et géographique qui peut servir de laboratoire à ciel ouvert pour des approches innovantes.

Cependant, plusieurs freins subsistent. D’abord, l’inertie d’un secteur encore largement structuré autour de solutions technologiques énergivores et de normes qui ne valorisent pas suffisamment les logiques bioclimatiques. Ensuite, le coût et la complexité des rénovations adaptées aux principes climatiques freinent leur mise en œuvre à large échelle. Enfin, la méconnaissance généralisée de ces savoir-faire, tant dans les cursus de formation que chez les décideurs publics ou privés, ralentit leur intégration dans les politiques du bâti.

C’est donc à la fois un chantier culturel, pédagogique, technique et politique qu’il convient d’ouvrir pour que l’architecture climatique, inspirée par le bon sens et nourrie par l’innovation, s’impose durablement dans le paysage bâti suisse. Car au fond, il ne s’agit pas seulement de construire autrement, mais de réapprendre à vivre autrement avec notre environnement.
 


En tant que source d'information, le blog de Romande Energie offre une diversité d'opinions sur des thèmes énergétiques variés. Rédigés en partie par des indépendants, les articles publiés ne représentent pas nécessairement la position de l'entreprise. Notre objectif consiste à diffuser des informations de natures différentes pour encourager une réflexion approfondie et promouvoir un dialogue ouvert au sein de notre communauté.

Thomas Pfefferlé
Rédigé par Thomas Pfefferlé · Journaliste innovation

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